Lettre ouverte d'un contribuable lambda qui a encore besoin de rire

Publié par Yves Rétaud

Nous sommes au soir du 7 janvier dernier. J'ai passé la journée à livrer des trucs et des machins, et surtout à écouter la radio. J'avais le coeur en sang, la connerie nous frappait de pleins fouets... Ce soir, là, comme beaucoup d'autres, j'écrivais à Charlie, bien que Simon soit hospitalisé avec un pruneau dans le poumon, ma peine, mon soutien, ma colère et mes peurs...

Bonjour. Et comme le veut la coutume : bonne année.

Alors voilà, la journée d’hier fut marquée du sceau de l’infamie, et pour une fois que ça arrive en France, c’est tombé sur vos tronches.

Pour être tout à fait honnête avec vous, j’aimerais avant de me présenter vous dire deux choses.

Tout d’abord j’ai entendu Monsieur Val hier soir à la radio, celle-là même que j’ai écoutée toute la journée, et ce bien avant que l’injustice et la bourrinerie vous frappe en pleine gueule. C’est lui qui au terme de cette journée stupéfiante m’a tiré des larmes. C’est lui qui m’a filé mon coup de grâce perso. A la seconde où il en avait émis l’idée, j’ai visualisé toutes les Unes de la presse paraissant sous le nom de Charlie Hebdo, chacun avec son graphisme, sa police, excusez mon ignorance du terme exacte, qui est la sienne. Voilà ce qui m’a mis les larmes aux yeux. J’espère que ce rêve deviendra réalité demain matin, ce serait une belle réponse de tous ces titres qui, pour une fois, oseraient prendre zéro virgule zéro zéro un pourcent des risques que vous prenez à chacune de vos parutions. Et, comme je n’ai pas envie de me la jouer faux-derche avec vous, je n’ai pas peur ni honte de leur conseiller vivement de le faire, parce qu’il y aurait un joli volume de vente à scorer. D’un point de vue plus sentimentaliste, voire esthétique, je voudrais juste voir ça de mes yeux, histoire de trouver la vie encore belle et pleine d’humanité. D’ailleurs je ne pense pas être le seul à en avoir besoin.

Deuxième chose, et point primordial avant de me présenter, je vous dois la vérité sur ce que mon cerveau malade a exprimé à l’annonce, alors encore vague, de cet ignoble et irréparable tragédie. Le bulletin spécial d’information fait alors état d’une fusillade devant les locaux de votre siège social. Durant les cinq minutes qui suivirent, on apprend quelques détails éparses, les pièces d’un puzzle encore difficile à déchiffrer. J’étais alors en train de répondre avec quelques heures de retard à un ami qui venait de me souhaiter la bonne année. Le temps d’écrire mon texto-réponse, un bilan supposé des victimes est lâché. Je le transmets à mon ami dans mon SMS et dans ces termes, dont je fus si fier, je l’avoue, que je le relayais aussitôt par un autre texto à ma conjointe, et tant qu’j’y suis, à mon réseau social « pouce-en-l ’air » :

Dix postes à pourvoir en CDI et 4 en CDD. Envoyez vos CV et lettres de motivation à :

CHARLIE HEBDO

10 rue Nicolas Appert

75011 PARIS

Je me doute que ce n’est pas par cela qu’on doit introduire une lettre aux proches des victimes de cet attentat. Mais bien qu’à ce moment encore inconscient de la triste réalité, je ne compte pas vous mentir sur ma pensée. Lorsque le puzzle fut terminé, moins de deux heures plus tard, j’ai repensé à ces mots, et me refusais à les renier. Je l’ai dit et écrit. J’assume. Je les ai assumés toute la journée en écoutant vos douleurs, et la mienne, et celle de nos concitoyens. Je les assume car, aujourd’hui, douze personnes ont été assassinées pour que ce type d’humour choquant soit exprimé. A l’heure qu’il est je suis un peu moins fier. Mais j’assume. J’ai excusé mon inconvenance après coup en targuant ce trait d’humour comme trait de caractère de la liberté d’expression, tant que j’y suis, j’ai envie d’ajouter que je n’ai pas envie d’attendre demain pour recommencer à rire. Je viens de baiser ces salauds : ils ont voulus vous tuer et en rire ? Eh bien j’en ai ri avant eux, j’en riais déjà alors qu’ils en étaient encore qu’à fuir pour sauver leurs culs, et je les emmerde. Ils ont voulu tuer le rire de tout ? Non, vraiment, je les emmerde, j’ai vu le flambeau de leurs victimes qui trainait par terre, et je m’en suis emparé. Et ça n’a beau être qu’une coïncidence, un rire sans faire exprès, un rire qu’en fait je m’en excuse, ça reste ma première réaction. Je les ai baisés, sans même le savoir. Alors j’assume et je recouvre un peu de ma fierté, en me disant que mon instinct, bon, il est ce qu’il est, tordu et tout, mais il les baise.

Il m’a semblé vous avoir promis une absence d’hypocrisie, une honnêteté absolue ? Eh bien là où ces criminels ont fui après avoir soi-disant tué le rire de tout, moi, qui m’en suis payé une bonne tranche à chaud, je me présente devant vous, seuls aptes à juger ma réaction. Je me nomme Yves Rétaud. J’ai 30 ans. Je suis originaire de la France d’en bas. J’ai arrêté de voter à la seconde où Jospin n’a pas franchi le second tour il y a plus de douze ans maintenant et manque de bol c’étaient les dernières avant que j’obtienne l’âge légal du droit de vote. Je suis d’origine communiste. J’ai découvert Monsieur Wolinski lorsque j’avais sept ans, parce que c’était facile à lire, plutôt cochon, vachement intelligent, et que ça parlait de la Bombe dont on avait encore un peu peur. Un des bouquins s’appelait « Appelez-moi Georges » et comme c’est le prénom de mon père et mon deuxième à moi, je suppose que c’est une des raisons X ou Y pour laquelle il trônait dans la bibliothèque, à portée des enfants… Mes parents avaient également une très grande collection de vieux Hara Kiri et de Charlie Hebdo d’avant 81, que j’ai déniché à l’âge de treize ans, ce qui tombait pile poil au moment où ma puberté était à même d’apprécier l’abondance de sexe féminin poilus tout en faisant abstraction de la présence fréquente du Professeur Choron à proximité. Parallèlement, mes parents m’avaient éduqué à grands coups de Coluche, Desproges, Jean Yanne… Rien que des mecs pas jouasses. Par la suite, j’ai toujours trouvé inutile tout humour manquant de cynisme pour déplorer le devenir de l’humanité, et, une fois passées les années monosexuelles de mon adolescence, j’ai cherché du renouveau chez Dupontel, les Guignols de l’Info, le Groland, Dieudonné ou Astier. Comédien de formation, je voulais devenir comme eux. Littéraire de formation, je voulais bosser avec vous (ou pour le Canard, plus rageux mais apparemment moins alcoolisé - à l’époque, je doutais de mes capacités éthylique). Bon et puis j’ai fait le lycée, la drogue et tout le tremblement, et je suis allé pointer avec mes concitoyens d’en bas une fois le bac en poche. J’ai erré, j’ai trouvé ça insupportable, j’ai voulu me barrer à l’étranger et un enfant est apparu. J’ai trouvé sa mère et ma carrière professionnelle insupportables et je suis venu habiter dans ce Paris, qui me nourrit de ses SMIC depuis dix ans bientôt, pour recommencer la même soupe mais avec moins de trajet le matin. Apres une année 2014 bien merdique, j’ai réussi à réaffirmer mon rôle de père libéré de la déprime, j’ai remis mes finances au niveau zéro et je me suis engagé à me taper dès septembre prochain cinq ans d’études supérieures en histoire pour devenir prof, et apporter ma contribution à mes cadets.

C’est alors que vous avez eu la merveilleuse idée pour mon délicat système psychique de vous faire buter violemment. Au moment des faits je travaille dans la livraison. Et en apprenant ce qui s’est passé, il se trouve que j’étais dans la fourgonnette de la société que j’ai salement accidenté la veille pour aller de la rue des vinaigriers jusqu’au passage de Saint-Sébastien, à deux pas du lieu du drame. Je suis arrivé sur le boulevard Richard Lenoir au moment où les flics le bloquaient avec un cordon. J’ai garé ma voiture un peu plus loin pour finir à pied, mais, ayant l’oreille collée à la radio, j’ai commencé à réaliser. Je suis retourné sur le réseau social « pouce-en-l ‘air » histoire de voir si mon immonde vanne m’avait valu la haine de ceux qui me trouvaient encore drôle un quart d’heure plus tôt. La nouvelle n’était pas encore assez rependue. J’étais même encore un peu drôle. Sauf que là c’était sérieux, Cabu et Charb était peut être mort, deux minutes après c’était le tour de Wolinski. Drôle ou pas, il arrive fatalement un moment où ça ne rigole plus. Et la trainée de poudre commença.

Toute la journée, j’ai été confronté à la vraie vie qui semblait se dérouler normalement, et à la vie des réseaux sociaux où la stupeur (et aussi la stupidité) commençait à s’exprimer. J’ai beaucoup pensé à ce qu’avait pu ressentir les gens à l’annonce de l’assassinat de Jaurès, ou de Luther King. J’ai pensé à la panique de Hunter S. Thompson suite à l’exécution du président Kennedy. J’ai senti la peur monter en moi. Très lentement.

J’ai vu petit à petit les avatars de mes web-copains déclarer qu’ils étaient Charlie. Et j’ai eu encore plus peur. Cette fois je pensais aux drapeaux américains qui ornaient soudainement les maisons américaines en septembre 2001. J’ai vu des imbéciles qui n’ont jamais vu un dessin de Charb s’apitoyer qu’on attaquait leur pays. Je les ai vus pleurer. Cette fois j’ai pensé à toutes ces grandes gueules qui traitaient comme moi Mickael Jackson de pédophile, et qui finirent par pleurer sa mort (j’avais cette année la pleuré celle de Jean Ferrat, le suivi était franchement moyen).

Hors de question que j’aille foutre les pieds à Répu. Et puis Val m’avait ému entre temps. Et toujours cette peur, les récupérateurs qui allaient vous mal-branler pour récupérer notre peine et/ou notre colère et la transformer en vote… La pensée effroyable que moi aussi, avec l’entrainement adéquat, je pouvais m’offrir une cagoule, et crier dans un bon français « Allahou Akhbar ». La pensée effroyable que ces mecs se sont barrés et qu’on ne sait pas qui ils sont vraiment. La pensée effroyable que d’habitude, les intégristes se font sauter avec leurs victimes et qu’ils s’en foutent du coup qu’on voit ou non leurs trognes sur des vidéos amateurs. La pensée effroyable que les théoriciens du complot théoriseront un complot gouvernementale et discréditeront cette piste si jamais c’était vrai.

La pensée effroyable que si je voulais faire payer ceux qui me bouffent la vie, j’irai me faire sauter chez les cols blancs ultra-capitalistes du Figaro mieux gardé et en permanence, qui justifient les guerres du pétrole qui sont bonnes pour la croissance, plutôt que chez les rigolos qui dessinent des bites et des prophètes.

La pensée effroyable qu’on ne puisse jamais vraiment savoir, et que l’ignorance l’emportera. Que c’est pas la question du journalisme satyrique qui est en jeu, mais bien celle de la liberté d’expression, celle que vous défend(r)ez toujours, vous et deux autres pauvres organes de presse au milieu des milliers qui parassent chaque jour ou chaque semaine.

La pensée effroyable qui me laisse imaginer les corps sans vies, criblées de balles de Cabu, Charb et vos autres collègues, autrefois si riants, si vivants, aujourd’hui les yeux dans la moquette ensanglantée ou le regard figé et surpris à jamais tourné vers le faux plafond du bureau, sans savoir plus que nous ce qui s’est réellement passé, si c’était bien les barbares barbus ou les intérêts supérieurs de l’état qui les ont transformés en victimes d’opération coup de poing minutieusement préparée.

La pensée effroyable que votre peur – justifiée – ne prenne le dessus, et dilue votre liberté d’expression dans le temps, lentement mais surement.

Ils ne mourront pas une seconde fois. Mais ça peut toujours vous retomber dessus, soyons honnêtes. D’habitude je ne peux pas blairer ceux qui baissent leurs frocs. Mais sachez que si ça vous arrivait, moi je vous excuserais. Et tous les autres, Place de la République, qui prétendent être vous, non, qui prétendent être les douze camarades que vous avez perdus, n’auront rien à dire. Aucun d’entre eux ne sait dessiner Mahomet.

Si au contraire, vous jouer le jeu à fond, sachez que je vous admire et vous envie. Si jamais l’offre d’emploi que j’ai publiée plus haut s’avérait être d’actualité, je postule. Sans talent pour le dessin (je ne suis même pas foutu de faire une croix gammée symétrique), sans aucune notion journalistique (je sais ce qu’est la Une et une colonne, mais pas l’ourse), sans courage d’affronter la mort (par vieillesse ou par attentat), mais avec un instinct qui est ce qu’il est, et une plume qui vaut ce qu’elle vaut.

Et surtout l’envie de lire un excellent Charnié Hebdo mercredi prochain. Parce que merde. J’ai 30 ans. J’ai connu ni Desproges, ni Coluche. Jean Yanne est mort avant que je puisse lui serrer la paluche, Thompson s’est fait sauter le caisson avant que j’apprenne à dire my Taylor is rich, les Guignols sont navrant depuis que Gaccio est au chômage, Dieudonné est infréquentable et voilà que votre fine équipe historique se fait buter à la fleur du troisième âge.

Et qu’est-ce qu’il nous reste ?

Giscard…

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